Benjamin Grosvenor - 16 janvier 2015
Du bonheur dans la vie
À l'entrée du pianiste, on perçoit son côté charmant : il salue le public avec une circonspection toute ingénue, une bonhomie attendrissante. Dès le début, une gavotte très intime, tirée des Nouvelles suites de pièces de clavecin de Jean-Philippe Rameau, épouse ce caractère timide. Le pianiste, la tête presque posée sur les touches, contrôlant attentivement chaque aspect de son jeu, semble ignorer l'existence du public, si bien qu'on paraît écouter une répétition privée, se repaître de l'âme même du jeune prodige.
Suit la « Chaconne », dernier mouvement de la Partita pour violon nº 2 en ré mineur, BWV 1004, de Bach, arrangée pour le piano par Ferruccio Busoni, compositeur italien. Malgré le caractère imposant de cette transcription, qui emploie des ressources pianistiques beaucoup plus développées qu'à l'époque de Bach, comme une étendue complète, Grosvenor demeure totalement absorbé par son travail. Toujours penché sur le piano, il observe fugitivement chacune de ses mains. Ses yeux, dans cette frénésie, lancent parfois un regard vers l'avant, comme si le pianiste voulait s'assurer que personne ne l'écoute, qu'il est seul à seul avec le compositeur.
Ensuite, pendant le Prélude, choral et fugue de César Franck, deux gouttes de sueur tombent du front du pianiste, attestant son ardente rigueur, sa minutie inexorable. La précision manifeste de son interprétation couronne son travail : aucune note de la mélodie, qui est exécutée par un croisement des mains, ne manque. La main droite arpège les notes avec douceur, les caresse, les cajole presque.
Après l'entracte, Benjamin Grosvenor joue plusieurs pièces de Chopin, en commençant par la Barcarolle en fa dièse majeur, op. 60. Le pianiste, que les applaudissements semblent avoir vivifié, se redresse la tête. Il prend un air noble qui rappelle les gondoliers de Venise. Après tout, la barcarolle évoque les paisibles vaguelettes qui bercent les barques vénitiennes. Après deux mazurkas, Grosvenor joue la Ballade nº 3 en la bémol majeur, op. 47, pendant laquelle il garde la tête levée et déploie une assurance presque chevaleresque.
Le viruose termine son programme par une partie des Goyescas, pièces d'Enrique Granados inspirées du peintre espagnol Francisco de Goya. La première des trois pièces du compositeur catalan revêt la chaleur de Brahms, et je tressaille pour la première fois de la soirée. Les traits rapides et les trilles aigus sont impeccables : le pianiste britannique est véritablement « épatant ».
Après le programme, Grosvenor, que les applaudissements cordiaux ont éperonné, surprend tout le monde en se rasseyant au piano. Avec la même candeur toute désarmante, il joue deux autres pièces qui esbaudissent le public. En sortant, j'entends les gens fredonner la mélodie clownesque de la dernière pièce. Monsieur Cossette, au début, encourageait les spectateurs à inviter leurs amis aux concerts du Club musical : « Vous apporterez de la beauté dans leur vie. » L'allégresse de la foule, à la sortie de la salle Raoul-Jobin du Palais Montcalm, témoigne de cette beauté, de cette harmonie que chacun a connue pendant le récital.
Antoine Drouin
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